Art et Beauté
Calligraphie :
« Dieu est Beau et Il aime la Beauté »
Cette parole du Prophète Muhammad (saws) nous donne à comprendre que la Beauté, comme toute chose, appartient à Dieu et n’appartient qu’à Lui. Elle n’a de réalité qu’en Lui ; et puisqu’Il l’aime, elle est un idéal de perfection :
- pour l’âme, ainsi que l’a si magnifiquement exprimé Rûmi :« Ce que Dieu a dit à la rose et qui a fait s’épanouir sa beauté, Il l’a dit à mon cœur et l’a rendu cent fois plus beau. »
- pour la pratique artistique, qui ainsi compris, n’est pas une fin en soi. Le véritable artiste aspire de tout son être à la Beauté divine, et, par Elle, cherche à s’élever au-dessus de son individualité. Il s’ensuit que son talent -qui est un Don- sera orienté (au sens propre du mot) et discipliné.
Calligraphie de Abdelatif Habib :
« Dieu est Beau et Il aime la Beauté«
http://abdelatif.habib.free.fr
L’Art sacré
L’art sacré se réfère à l’Unique Réalité : il est un art universel qui, en dévoilant la Beauté divine, prête un support à la contemplation.
L’art de l’Islam exprime sa Doctrine : L’Unicité divine [Tawhid], toute contenue dans sa profession de foi : « pas de dieu que Dieu ». Fulgurante énonciation qui absorbe tout.
De ce Centre unique, Origine et Finalité, toutes choses se déploient et convergent, flux et reflux, cœur de la vie. C’est du centre qu’est impulsé le mouvement et le rythme, ce rythme incantatoire qui est architecture de l’être, son mouvement interne comme les battements du cœur. Sa correspondance symbolique s’exprime dans la Kaaba, centre liturgique de l’Islam, cœur du Monde. Ce centre universel est cubique en ce qu’il symbolise l’équilibre, le reflet de l’immutabilité absolue du Principe divin. « la forme cubique est connexe de l’idée de Centre, car elle est comme la synthèse cristalline de la totalité de l’espace, chacune des faces du cube correspondant à une des directions principales : le zénith, le nadir et les quatre points cardinaux ». (1) On pourrait parler de géométrie divine et c’est cette géométrie, rythme dans l’espace et modèles mathématiques rationnels de l’infini qui sera l’assise fondamentale de l’art islamique. C’est participer à la création non pas dans son mode de production -l’image n’est pas le modèle, le symbole n’est pas imitation- mais dans son mode d’opération, véritable symbolique cosmologique de l’univers.
De même que le chiffre « un » produit tous les nombres sans en être affecté, tout va rayonner de l’Un -Allah- sans début, ni fin… telle l’arabesque ou la spirale qui émergent du point dont on ne saurait situer le commencement et qui se développent sans cassure ni interruption : le regard captif ne connaît pas de halte ; telles ces figures qui se peignent, se sculptent, se cisèlent, se martèlent, se tissent comme autant de possibles… chatoiement de lumière des surfaces alvéolées et des plaques de faïence, danse cosmique dans l’entrelacs, préfiguration du Paradis dans l’ébauche herbacée, jaillissement du Verbe créateur par excellence dans la calligraphie…sur toutes choses, l’inépuisable beauté du Fiat lux divin.
Le rejet de l’image
Bien que le Coran n’en dise mot, l’Envoyé de Dieu (saws) s’est prononcé sur la question : il a mis en garde contre la figuration anthropomorphique. Ce qui, à priori, peut apparaître comme une limitation est en réalité une ouverture sans limites.
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L’élimination de la référence aux objets, loin d’être une entrave, ouvre un espace pictural vierge. Se voulant être uniquement un témoignage de l’Unité, tous les rythmes cosmologiques vont pouvoir s’y graver témoignant de l’harmonie universelle, permettant ainsi l’accord entre les mondes, entre l’Orient et l’Occident. L’art de l’Islam comporte toute une palette de styles répondant chacun à un milieu ethnique et pourtant tous très islamiques. Ce phénomène de diversité dans l’unité ou d’unité dans la diversité prouve, outre que l’Islam n’a pas été élaboré par l’homme, que l’éventail de ses possibilités et son pouvoir d’intégration sont illimités. Ceci parce que son idéal est par nature inépuisable.
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L’islam, retour à l’Unité ne doit jamais perdre de vue cette Unité : rien ne doit encombrer ce retour. De même que la contemplation d’un cours d’eau, d’une flamme, d’une étendue de sable, d’un ciel immensément bleu ou d’un feuillage frémissant tend à détacher la conscience de ses idoles intérieures, l’élimination de l’image dissout les fixations mentales. Le rejet de l’image correspond à la purification du cœur, parabole la plus évidente de la seule chose nécessaire : «ceux qui désirent la Face de Dieu, ceux-là seront les bienheureux» (Coran XXX, 38).
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Il est nécessaire de rappeler à l’homme sa petitesse en tant que créature et sa grandeur inimitable en tant qu’image divine, essence qu’on ne saurait associer à aucune apparence, somme toute illusoire ; on s’abstiendra tout particulièrement de représenter les Prophètes et les saints de crainte que ceux ci ne deviennent l’objet d’un culte en associant l’intensité de la lumière divine -inimitable- en eux avec leur apparence terrestre, évitant ainsi la dérive d’une confusion entre le symbole et le symbolisé. (2)
Un autre aspect de la question est également à considérer en méditant cette autre parole prophétique affirmant que les peintres seront en mauvaise posture le jour de la résurrection : « Ceux qui subiront le plus dur châtiment, au jour de la résurrection, seront les peintres » (3)
De même que tout être humain devra répondre de ses actes -entièrement déterminés par l’intention profonde-, de même tout artiste devra répondre de son art. Nous ne sommes pas créateurs par nous mêmes.
« Qui donc est plus inique que celui qui cherche à créer comme j’ai créé Moi-même ! Qu’ils essayent donc de créer un grain de blé ! Qu’ils essayent donc de créer un atome » (4)
Lui seul donne la vie, nos oeuvres ne peuvent être vivantes que par cette vie. Selon le verset coranique XXXIV, 13, Salomon a construit des statues sur l’ordre de son Seigneur ; telle la différence entre la magie de Moïse et la magie de Pharaon, la différence est grande entre les œuvres de Salomon et celles des « créateurs » de formes façonnées selon leur passion et leur vaine imagination -et donc faiseur d’idoles-. Telles sont bien certaines œuvres d’art moderne qui expriment la part la plus infernale de l’homme par ignorance du Beau, du Vrai, du Bien, toutes ces essences pures qui donne à l’art l’éclat de l’éternité.
D’une façon générale, l’art contemporain est marqué par l’individualisme. C’est son âme égotique passionnelle et dévastée que « l’artiste » tend à exalter et ce sont ses problèmes individuels et ses angoisses qu’il exprime.
Selon un autre verset du Coran, c’est « Dieu qui vous a créé vous et ce que vous faites ». La création est possibilités et nous ne sommes que les instruments des possibilités que nous portons en nous. Se prendre pour le créateur de nos œuvres, c’est s’accorder une valeur en soi et donc nier ce qui fait notre valeur réelle, l’unité sous-jacente à tout ; c’est nier que les possibilités en nous ne nous appartiennent pas, que toute beauté est beauté d’emprunt. Dieu est l’Unique source de toute vie, de toute beauté. Sans cette conscience virginale, toute « création » est une projection, une flatterie, une idolâtrie de l’ego, véritable écran au divin. Cette infatuation est appelée « shirk » en arabe, ce qui signifie « association à Dieu », le fameux péché contre l’Esprit, impardonnable dans les Evangiles et qui conduit celui qui le manifeste à sa perte. « N’y a t-il pas un séjour pour les orgueilleux ? ».
Au début de l’Islam, l’interdiction de l’image a été totale. Il s’agissait tout d’abord de redresser le paganisme ambiant, puis d’asseoir véritablement l’art islamique propre.
En réalité, il importe de retenir qu’il s’agit d’une restriction, non une négation : elle ne vise pas l’art lui-même. Elle se trouve être une condamnation de toute idolâtrie, de toute association, en bref, de tout ce qui fait obstacle sur la voie de Dieu. Si on examine l’interprétation des études qui ont été développées dans le temps par les juristes musulmans, on constatera une grande diversité de points de vue, une grande élasticité des appréciations. Selon Al Kurtubi, une fraction d’exégètes a même fini par considérer la figuration comme « licite » se fondant sur le verset concernant Salomon.
Aussi, bien que l’éviction de l’image ait été et soit observée strictement pour tout ce qui est cadre liturgique, l’art figuratif n’est pas absent de l’islam, telle, par exemple, la miniature persane. S’il n’est pas art musulman pur, il ne se situe pas en dehors de la spiritualité islamique. La naïveté apparente des représentations exprime en réalité une grande sagesse : l’artiste, par des aplats colorés et des lignes, respecte la surface à deux dimensions de la feuille (bien qu’il n’ignore pas la troisième) ne cherchant ainsi, ni à copier, ni à faire illusion, mais à saisir l’essence immuable des choses.
Proche de la miniature persane, on trouve aussi des tableaux figuratifs dans l’Inde Moghole. Là encore, par le traitement des couleurs et la disproportion des corps, l’artiste ne cherche, ni à s’exprimer, ni à imiter la nature, ni à créer une illusion..
De même, tout art figuratif conscient de sa source, même s’il n’est pas de l’art sacré, ne se situe pas en dehors de l’islam mais correspond à l’inévitable et miséricordieuse diversité des peuples et des degrés des personnalités inépuisablement variées. Une trace, quelle qu’elle soit, n’est belle que par son contenue de vie, son intention tourner vers La Lumière. Quand la lumière brille en soi, l’art est un acte de foi, une manifestation visible de l’unité divine.
En fin de compte, tout artiste musulman tendra, ni à copier, ni à s’exprimer mais à exprimer l’ineffable, cette lumière, qui est aussi sa personnalité (« qui se connaît connaît Son Seigneur »). Il aspirera à être ce roseau qui devient flûte en laissant passer le souffle générateur d’harmonie.
La peinture moderne
Montagne Ste Victoire de Paul Cézanne
Si l’art abstrait des modernes a fait voler en éclat les formes extérieures d’un art naturaliste et anthropomorphique, il n’a pas pour autant favorisé l’accès à intérieur. Cependant, il peut receler encore quelque beauté dans la mesure où il exprime certaines qualités, qu’elles soient dans le contenu, la forme ou l’artiste. C’est assez remarquable chez certains peintres.
Parmi les plus connus, on pourrait citer Paul Cézanne considéré comme le père de la peinture moderne. En 1901, Il se fixe à Aix, dans sa lumière provençale où il puise son inspiration la plus féconde. Avec lui, la réalité visuelle s’ouvre sur une réalité plus profonde. Son sujet se recompose en un prisme lumineux aux couleurs intenses (les couleurs révélant la richesse interne de la lumière qui n’en est nullement affectée), à la fois très structuré et très fluide conférant à son oeuvre une unité incontestable.
On pourrait citer aussi Wassily Kandinsky, qui pour affirmer le caractère sacré -et donc réel- de l’art, lui préférait le qualificatif de « concret » au lieu d’abstrait.
D’autres encore ont perçu « l’orient » de l’art pressentant là une vérité qui leur manquait tant et qui était l’objet de leur quête. L’historien d’art J. Sweetman parlera de cette quête de l’Orient comme d’une véritable « obsession ».
Pour Henri Matisse, en 1912 et 1913 la découverte de l’intensité de la lumière du Maroc et de la plasticité de l’architecture islamique joua le rôle d’un véritable révélateur. Il en sera si bouleversé qu’il en fera l’élément essentiel de sa recherche et que toute son œuvre en sera imprégnée. Ce sera particulièrement vrai à la fin de sa vie avec ses gouaches colorées et ses projets de vitraux. « La révélation m’est venue de l’Orient » dira-t-il.
De même, en 1914, le voyage de Paul Klee et d’August Macke en Tunisie témoignent de préoccupations identiques à celles de Matisse. Quand ils constatent que la démarche décorative du monde islamique se confond avec l’art tout entier, c’est un éblouissement car c’est bien cette harmonie qu’ils recherchaient. Cette évidence sera déterminante dans leur travail. Leurs « motifs » vont disparaître au profit d’une perception synthétique. Paul Klee arrivera à la conclusion que « plus ce monde ci est terrible comme de nos jours, plus l’art se fait abstrait, alors qu’un monde heureux produit un art d’en-deçà. Macke parlera d’un « troisième style » de peinture marquant la fusion de l’Europe et de l’Orient.
Matisse
Il n’est pas inintéressant de se pencher sur le cas de Piet Mondrian (5) qui, à partir de concepts théosophiques, prétendait faire une peinture spirituelle et anti-individualiste. On ne peut faire une peinture anti-individualiste tant qu’on n’a pas dépassé quelque peu cette individualité. Les peintures de Mondrian sont bien des « Mondrian » et ne sont que le reflet de sa conception du spirituel et non pas d’une spiritualité intégrée, son image mentale s’étant superposée à la réalité divine. Alors qu’il disait une chose admirable : « La Beauté pure…est identique à ce qui est dévoilé dans le passé sous le nom de Divinité » (6), il s’est égaré lorsqu’il s’est efforcé de trouver par lui-même « un moyen de mettre au point une nouvelle façon de concevoir le monde créé par l’homme et de le transformer » (7) …
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(*) Titus Burckhardt, Principes et méthodes de l’art sacré, Dervy, Paris
(1) Titus Burdkhardt
(2) ce qui peut arriver par l’icône. Bien que l’icône, dans sa pureté ne soit pas une idole puisqu’elle a pour intention de renvoyer au divin et qu’elle ne reproduit pas un visage ni ne représente Dieu mais manifeste le rapport entre les deux : la personne (persona), le masque qui voile et dévoile en même temps l’invisible. Il n’y a là aucune confusion entre l’humain et le divin. L’idolâtrie survient lorsque le symbole est pris pour le symbolisé, que le lien au divin se voit donc interrompu. Il est intéressant de noter que notre Prophète a bien démontré que l’icône n’était pas dans sa pureté une idole et que sa légitimité pouvait être reconnu dans son contexte spécifique puisque lors de la destruction des idoles qui peuplaient le temple de la Kaaba, il a protégé de ses mains le tableau de la Vierge Marie et de l’enfant Jésus. Ce qui prend la place de l’icône en Islam, c’est l’écriture sacrée.
(3) Rapporté par Al-Bokhari et Muslim
(4) Rapporté par Al-Bokhari et Muslim
(5) Voir Mondrian et de Stijl » par Serge Lemoine. Fernand Hazan, Paris 1987.
(6) Zao Wou ki, Le Musée de poche, Paris 1957 par Claude Roy, p. 26.
(7) Mondrian et de Stijl, p. 47
Témoignages__________________________________________________________
A la Renaissance, au Théocentrisme succède une primauté anthropomorphique, qui est « une modification radicale dans l’ordre des valeurs, le matériel prenant le pas résolument sur le spirituel, la beauté physique supplantant le rayonnement de ce que Platon appelait la beauté intérieure » ( Marcel Brion)
Baudelaire voyait dans l’art moderne « une tendance essentiellement démoniaque ». Il lui semblait « que cette part infernale de l’homme que l’homme prend plaisir à s’expliquer à lui-même, augmente journellement, comme si le diable s’amusait à la grossir par des procédés artificiels, à l’instar des engraisseurs, empâtant patiemment le genre humain dans ses basse-cours pour se préparer une nourriture plus succulente » (L’œuvre de Baudelaire, p. 120, Hachette)
Chez les peuples encore emprunt de spiritualité, la Beauté n’est pas une esthétique mais une éthique, expression de la Perfection intérieure. Par exemple, chez les « Bambara du Soudans, numa signifie bon, beau, bien…, l’idée de beauté paraît liées à celle d’action favorable, de perfection de l’être…Pour les Soussou de Guinée, l’adjectif beau (to-fan) signifie très exactement : bon à voir…. » (Georges Balandier)
« Devant une manifestation d’art traditionnel, une calligraphie ou une icône, les sentiments éprouvés sont identiques. Il s’agit de la même référence au monde divin, alors que face à une œuvre d’art moderne les réactions apparemment différentes, on pourrait même dire légitimement différentes, puisque chaque réaction est de l’ordre du subjectif, de l’émotion, de la passion, voire du fantasme… » (Titus Burdkhardt)
