Kharaqânî
Là où la lumière embrase, que reste-t-il ?
Kharaqânî (963-1033)
D’origine iranienne, de la bourgade de Kharaqân dans le Khorassan, Abû’l-Hasan’Ali Ibn Ahmad ibn ja’far Salmân al-Kharaqâni, nommé plus brièvement Abû’l-Hasan Kharaqânî, est présenté comme un homme sédentaire cultivant la terre et marié à une femme dite abominable. (*)
Tout comme le Prophète (saws) – et Bayazid Bastâmi dont il se réclame par hérédité spirituelle et voie subtile (puisqu’un siècle et demi les sépare)- Kharaqânî ne sait ni lire, ni écrire.
C’est dans ce terreau vierge, vide de toute érudition héritée, qu’il pourra mémoriser d’un seul coup le Coran, apprendre le Hadith du Prophète lui-même et que le Pur Océan [1] va faire jaillir un verbe éloquent, incisif, vivifiant et incandescent qui embrasera bien des cœurs au feu du désir de Dieu ; et c’est là toute la charge spirituelle de la Tradition orale orthodoxe. Il tient d’ailleurs à se positionner : « A la tête de la caravane dont je fait partie, il y a Dieu, en son centre le Coran, à son train le Prophète (saws) et, fermant la marche [pour que nul ne risque de s’égarer], il y a les Compagnons ». Quant à la station que Dieu lui accorde, il dit : « Si jamais j’y rencontrais quelque chose d’étranger à la Loi de Muhammad, je la quitterais, car je ne peux me joindre à une caravane dont l’Elu n’est pas le Chef » [2]
Bien qu’il se défende d’avoir des disciples, Kharaqânî est unanimement reconnu comme le Qutb [pôle spirituel] de son époque vers lequel les chercheurs de vérité et les itinérants, dont parmi d’autres, le sultan Mahmûd et Ansari, convergent tout naturellement. Bien que ce dernier n’ait passé que quelques instants en sa compagnie, il dit en avoir reçu l’essentiel : la fontaine de vie… il en boira tant et tant qu’il ne restera plus rien de lui.
Ses paroles ont été recueillies par des témoins et transmises dans un corpus littéraire composé principalement de La Lumière des sciences ( Nûr al’-ulûm) qui nous est parvenue en version abrégée et de notices dont une intitulée Abû’l-Hasan Kharaqânî, supplément au Mémorial des saints (Tadhkirat al-awliyâ’) de Farîd al-din ‘Attar, lequel le qualifiera de Prince des Hommes de la Voie et de la Vérité.
Par une longue et prodigieuse énumération [3], il exprime l’aspect qualitatif [essentiel] –louange à l’Unique- constitutif du parfait serviteur au cœur pur, dépositaire des secrets, constamment absorbé dans la contemplation. Kharaqani lui-même nous informe sur cette quintessence :
« J’atteignis le Trône avec une vitesse formidable et en fis mille fois le tour. Les anges qui effectuaient consciencieusement leurs circuits rituels restèrent stupéfaits de la vitesse avec laquelle j’effectuais les miens. Je voulus connaître la cause de leur lenteur. Ils répondirent qu’ils étaient de lumière et que la lumière ne pouvait dépasser cette vitesse. Ils me demandèrent comment je pouvais aller aussi vite. « Je suis un homme, répondis-je et je suis composé d’un mélange de lumière et de feu. La vitesse de ma course vient du feu du désir de Dieu » [4]
De ce feu, il reçut« une tristesse infinie ». Attar le qualifiait d’«Océan de tristesse »…
- tristesse dans la compassion qu’il éprouvait à l’égard des créatures :
« Si seulement je pouvais mourir pour l’humanité toute entière afin qu’elle n’ait plus à subir la mort, si seulement je pouvais payer pour tous les péchés de l’humanité afin qu’au jour du jugement dernier plus personne n’ait à rendre compte de ses actes, si seulement je pouvais endurer les tourments de l’au-delà à la place de tous les hommes afin qu’ils soient préservés des feux de l’enfer ». [5]
- tristesse du serviteur dans son impuissance à louer Dieu à la mesure de Sa Grandeur et de son désir pour Lui :
« La souffrance des Hommes est une tristesse qui dépasse les deux mondes. Cette tristesse leur vient du désir qu’ils ont de Le mentionner comme Il le mérite mais ils n’y arrivent pas » [6]
En effet, comment louer à Sa juste Mesure Celui qui Est de toute éternité, Créateur intégral de tout existant ? La relation Seigneur-serviteur ne peut être abolie en ce monde. La créature au cœur le plus pur et la plus aimée de Dieu demeure un serviteur impuissant par lui-même, qui n’est nourri et n’agit que par Son Seigneur ; son corps est l’instrument témoin de la Présence divine. Et c’est là tout le paradoxe de la sainteté et de la parole des Maîtres souvent mal comprise : parfois, ils se situent au point de vue de la seigneurie –nature divine-, parfois à celui de la servitude –nature humaine-. Par exemple, Kharaqânî a énonçé cette phrase-choc et lapidaire : « le soufi n’est pas créé ». Comment saisir une telle parole ? Plus facilement ainsi :
« On demanda au commandeur des croyants, Abû Bakr le Véridique (das) , à qui il aimerait ressembler.
« A celui que Dieu n’a pas créé » répondit-il
« Mais à quoi rimerait un homme que Dieu n’aurait pas créé, puisqu’il ne saurait rien sur rien ? » lui répondit-on.
« Il ne s’agit pas d’un homme qui ne serait pas créé comme vous vous l’imaginez, il s’agit d’un homme que Dieu a créé avec toutes sortes d’attributs, mais qui en a été si radicalement lavé qu’il a retrouvé une pureté qui permet de dire qu’il n’a pas été créé et qu’il est exempt de toute trace d’adventicité » [7]
Et tel est l’état des exilés, ceux qui se sont totalement détachés de leur égoïté et qui n’ont plus que Dieu, ceux qui demeurent en Lui. Dieu nous l’explique par Sa Parole (hadith qûdsi) :
«Et mon serviteur ne cesse de s’approcher de Moi par des œuvres surérogatoires jusqu’à ce que Je l’aime, et lorsque Je l’aime, Je suis son ouïe par laquelle il entend, sa vue par laquelle il perçoit, sa main par laquelle il saisit, et son pied avec lequel il marche… » réalisant la pauvreté foncière [Fakr], véritable humilité qui les pousse, à l’instar du Prophète (saws), à invoquer : « Seigneur, ne m’abandonne pas à mon propre vouloir un seul instant »… la moindre trace de désir égotique étant trace vile.
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(*) Ce qui permet de mettre à l’épreuve son propre caractère ; nombreux saints ont enduré patiemment des femmes peu avenantes et au mauvais caractère .
[1] « Celui qui écoute ces propos et qui sait que je loue Dieu en retiendra la grandeur, mais celui qui pense que c’est moi que je loue en retiendra la vilenie. Mes paroles sortent de ce pur Océan... », n° 133 Tadhkirat.
[2] Voir notice « Kharaqâni » de la Tadhkirat, n° 71 et 284.
[3] Lire p.75 Paroles d’un Soufi, Points sagesse aux Editions du Seuil.
Parmi cette énumération :«…le Témoin, le Serviteur de Dieu, le Renonçant, le Savant agissant, le Craignant Dieu, le Vigilant, la Preuve de Dieu devant Ses créatures, l’Etranger dans son peuple, le Flambeau de son temps, le Prince de Ses Amis, le Pur de Ses purs, le Chef des vrais hommes, [...], le Gardien de la Loi, [...] l’Eloquence de Dieu, la quête de la sincérité, la justesse du langage, la Grandeur de l’effort purificateur, la plénitude des états, [...], l’Héritier des Prophètes… »
[4] Najm al-dîn Kubrâ
[5] Il faudrait retrouver la référence : avis aux lecteurs.
[6] n° 575 de Nûr al-‘ulûm.
[7] Asrâr al-tawhîd, éd. Safâ, p.269.
Avec toutes les précautions d’usage, on peut rapprocher cette pureté de celle du Noble Coran qui est incréé et qui nous parvient pourtant formé de sons et de lettres sortant de la bouche de Muhammad (saws).

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