Révélation, rythme et incantation
Tout livre sacré étant en langage rythmé, sa récitation sera tout naturellement également rythmée. C’est ainsi que Le Prophète Muhammad (saws) conseillait à ses compagnons de psalmodier le Coran, c’est-à-dire de le réciter selon un rythme mélodieux -tajwîd-.
Le Coran révèle l’Unité divine ; par cette psalmodie, son aspect de Beauté rayonne et est ainsi renvoyé dans l’être humain. Cette partition, en irradiant le plan formel -qu’il transfigure- le saisit dans sa totalité et le délivre.
Sur le plan spirituel, la mémoration de Dieu (Dhikr), aspiration de l’être vers l’Universel, répond aux injonctions divines :
« Invoquez Moi, Je vous invoquerai » (Coran II, 152)
« Invoque le Nom de ton Seigneur et consacre-toi à Lui totalement » (Coran LXXIII,8)
« Glorifie le Nom de ton Seigneur, le Très Haut » « Par ceux qui sont en rangés en ordre, et qui chasse en repoussant, et qui récitent l’invocation » (Coran LXXXVII, 1)
et à ce Hadith : « Jamais des hommes ne s’assemblent pour invoquer Dieu, sans qu’ils ne soient entourés des anges, et que la Faveur divine ne les couvre, et que la Paix (as-sakînah) ne descende sur eux, et que Dieu ne se souvienne d’eux auprès de Son entourage »
et s’applique à certaines litanies c’est-à-dire à la récitation de formules rythmées et incantatoires, selon des rythmes respiratoires prescrits, en l’occurrence la formule du Tawhid (La illaha Illa’Allah) et les Noms divins, de façon à se concentrer sur l’Invoqué Seul :
« Dis : Allah, Et laisse les à leurs vains jeux » (Coran VI, 91).
La distraction est éloignement, la concentration est rapprochement.
C’est sur la science du rythme qui comporte de multiples applications que se basent les moyens mis en oeuvre pour aider le cœur à être présent à Dieu. C’est pourquoi une tradition islamique dit qu’Adam, dans le Paradis terrestre, parlait en vers, c’est-à-dire en langage rythmé ; c’est pourquoi, et cela rejoint encore ce qu’on disait tout-à-l’heure, les livres sacrés sont en langage rythmé.(1) Le rythme, c’est le souffle de l’inspir et de l’expir universel qui s’exprime par la respiration de tout ce qui est doué de vie. Le dhikr est le résumé symbolique de toute vie et de toute existence.
De même que le rythme inhérent à la parole sacrée s’assimile le mouvement respiratoire, celui-ci peut s’assimiler les mouvements du corps, support le plus élémentaire ; c’est là le principe de certains balancements lors de rituels spirituels. Tout peuple connait ce genre de rituel. « Ce sont les cantiques de la joie d’être en la compagnie de Dieu dans les pavillons (Coran LV, 72) de la Sainte Demeure, sur les mélodies de la profession de foi et Son unité, qui résonnent dans les jardins de Sa Glorification » (2)
En Islam, le dhikr cadencé des premiers soufis se serait greffé sur la rythmique des guerriers arabes. En fait chaque « groupe » greffait son rituel sur une base ethnique ; il en fut ainsi des Mawlavis (derviches tourneurs) qui, au 13e siècle, s’inspirèrent des rythmes populaires de l’Asie mineure. Prenant pour fondement ce hadith : « Celui qui ne danse pas au souvenir de l’Ami, n’a pas d’ami »… Djalâl-ud-Dîn Rûmi, fondateur de la confrérie, s’en est servi comme auxiliaire de la vie spirituelle, afin que par une connaissance illuminatrice, l’homme devienne en son entier un vicaire de la Beauté divine. Leur concert spirituel (samâ’), au diapason du cosmos, célèbre Ses Louanges : « Les sept cieux l’exaltent ainsi que la terre et ceux qui s’y trouvent. Il n’est aucune chose qui n’exalte Sa Louange… » (Coran XVII, 44) « N’as tu pas vu que Dieu est glorifié par ceux qui sont dans les cieux et sur la terre et par les oiseaux s’éployant ? De chacun, Il connaît la Prière et la Glorification. Dieu est omniscient de ce qu’ils font » (Coran XIV, 41)
Cent vagues se brisent dans l’océan sous le vent du samâ’
Tout coeur n’est pas digne de vivre le samâ’
Le coeur qui s’est uni à l’océan des coeurs
Sous ce vent se met à frémir et réclame le samâ’
Nous sommes tes hôtes et les hôtes du samâ’
O âme des compagnons et sultans du samâ’ !
Tu es l’océan de la douceur et la mine du samâ’
Que soit ornée pour toi la cour du samâ’ !
O jour, lève-toi ! des atomes dansent
Les âmes, éperdues d’extase, dansent.
A l’oreille, je te dirai où l’entraîne la danse
Tous les atomes qui peuplent l’air et le désert
Sache bien qu’ils sont épris comme nous
Et que chaque atome heureux ou malheureux
Est étourdi par le soleil de l’Ame universelle (3)
Pour la célébration du samâ’, les « danseurs », tous de blancs vêtus, enveloppés d’un ample manteau noir et coiffés d’une haute toque, symbolisant respectivement le linceul, la tombe et la pierre tombale, accomplissent les rites de salutations, puis avancent lentement avant d’exécuter trois tours de piste symbolisant les trois étapes vers Dieu ; enfin, ils se dépouillent de leur long manteau noir comme de leur enveloppe charnelle, se mettent à tournoyer lentement à l’instar des planètes autour du soleil, des pèlerins autour de la kaaba, les bras déployés, la main droite ouverte à la grâce divine, la main gauche reversant cette grâce au monde.
« ..L’autre dit : « Quel est le secret de la danse circulaire des mawlavis, ô ami ? » [...] Il dit : »C’est le secret de l’origine et du retour… » (4)
Ceux qui ont le visage tourné vers la Qibla,
Pour eux, c’est le samâ’ de ce monde et de l’autre.
Et plus encore ce cercle de danseurs dans le samâ’
Qui tournent et ont au milieu d’eux leur propre Ka’ba ». (5)
Ces pratiques suscitent parfois des concerts de réprobation chez certains théologiens. S’ils ne sont pas hostiles à toute spiritualité, on peut les comprendre d’une certaine façon. Car il faut effectivement faire une distinction entre, d’une part, les hymnes de louange, les paroles et actions rituelles, -qui ne doivent pas sortir des cercles réservés-, et d’autre part, ce qui est vulgarisé, dégénéré ou dévié, ce que, également, toute voie exclue. Les grands maîtres eux mêmes ont condamné toute déviation et toute sensualité avec la plus grande sévérité. C’est pourquoi le maître Ibn Arabi dit du samâ’ : « Celui qui l’écoute comme il convient, en réalise la Vérité (tahaqqaqa), mais celui qui l’écoute avec son âme charnelle, est dans l’hérésie (tazandaya) » ; et Rûmi : « tout cœur n’est pas digne de vivre le samâ’ », lequel n’est qu’un moyen. Pour éviter toute dérive -psychiquement dangereuse-, ce genre de rituel doit toujours être suspendu à l’autorisation et au contrôle d’un maître (véritable) selon des modalités -à chaque temps son impératif- que lui seul peut déterminer.
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(1)Voir Symbole de la Science Sacrée de René Guenon, p. 59. Gallimard.
(2) Dhû-l-Nûn
(3) rûmi : Rubai’yât (quatrains)
(4) Mehmet Tchelebi
(5) Rûmi
Références_____________________________________________________
L’Imam Ahmad dans son Musnid et al-Hâfiz al-Muqaddasî d’après ce témoignage de Anas:
« Les abyssins dansaient devant l’Envoyé de Dieu (que la paix et le salut soient sur lui) en disant dans leur langue:
- Mohammed est un serviteur (de Dieu) vertueux.
- Que disent-ils ? demanda le Prophète.
- Ils disent: Mohammed est un serviteur (de Dieu) vertueux. »
Lorsque le Prophète (que la paix et le salut soient sur lui) les vit dans cet état, il n‘a pas désapprouvé leurs chants en mouvement. Au contraire, il les a laissé dans ce qu’ils faisaient.
L’Imam ‘Ali (das) décrit ainsi les compagnons du Prophète. Abû Arâkat a dit: « J’ai accompli la prière du Fajr avec l’Imam ‘Ali. [ Une fois la prière accomplie ] il se déplaça sur sa droite et s’arrêta comme si une tristesse l’avait submergé. Au moment où le soleil s’éleva au dessus du mur de la mosquée d’une hauteur égale à la portée d’une lance, il pria deux Rak’ât, puis il fit balancer sa main et dit: « Par Allah, j’ai vu les Compagnons de Mohammed, que la paix et le salut soient sur lui, et je ne vois aujourd’hui rien qui leur est comparable: ils terminaient la nuit, le visage pâle, les cheveux ébouriffés et le corps recouvert de poussière. Ils se repentaient à Allah, en état de prosternation ou debout, ou en lisant le Livre d’Allah. Tôt le matin, ils invoquaient Allah en se balançant comme se balance l’arbre dans un jour de vent fort. Leurs yeux s’emplissaient de larmes jusqu’à mouiller leurs habits. » (Al-bidâya wa al-nihaya fî al-tarîkh: t.8, p.6)
L’érudit hanbalite Muhammad As-Safarînî, que Dieu lui fasse miséricorde, a rapporté d’après Ibrâhîm Ibn `Abd Allâh Al-Qalânisî, que Dieu lui fasse miséricorde, que l’Imâm Ahmad Ibn Hambal a dit des Soufis : « Je ne connais guère de gens meilleurs qu’eux. » On lui dit : « Mais ils font le samâ` et atteignent des états de wajd ! » Il dit : « Laissez-les se réjouir quelques instants avec Dieu. » (http://www.islamophile.org/spip/L-Imam-Ahmad-Ibn-Hambal.html )
Le muftî des shâfi’ites à la Mecque, le grand érudit Ahmad Zaynî Dahlan a écrit, dans son célèbre livre sur la Sîra al-Nabawiyya, une des scènes de leurs états. Commentant l’événement, il a dit:
« Après la prise de Khaybar, Ja’far Ibn Abî Tâlib était revenu d’Abyssinie, accompagné des vingt-six musulmans qui vivaient avec lui. Il rencontra le Prophète, que le salut et la paix soient sur lui, embrassa son front et lui donna l’accolade. L’Envoyé d’Allah se leva, par respect pour aller vers lui. Il en fit de même à l’arrivée de Safwân Ibn Ummiyya et Adî Ibn Hâtim. Il dit ensuite: « Je ne sais pas ce qui me rend joyeux: est-ce la prise de Khaybar ou l’arrivée de Ja‘far ? » Il dit à Ja’far : « Tu me ressembles de physique et de caractère. » Après ce discours, Ja’far se mit à danser pour savourer ce moment. Le Prophète, que le salut et la paix soient sur lui, ne le désavoua pas.

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